CAUSALITÉ (philosophie)

CAUSALITÉ (philosophie)
CAUSALITÉ (philosophie)

Dès les débuts de la philosophie en Grèce, l’idée de cause se trouve associée à l’ambition majeure de la pensée: rendre intelligible l’origine, la constitution et le devenir de ce qui est. Or l’homme ne saisit directement, par les sens et par l’intelligence, qu’une infime partie du réel. La recherche des causes va alors apparaître comme le moyen privilégié de surmonter cette limitation et d’élaborer une stratégie de connaissance et d’action telle que, tout en ne voyant directement qu’une faible partie de la réalité, l’esprit puisse avancer des hypothèses touchant la nature dans son ensemble. Un tel résultat n’est pas obtenu en inventant des mythes cosmologiques, qui représenteraient l’action de puissances surnaturelles, mais en postulant, avant de s’attacher à le confirmer par l’expérience, que la nature est régie par des lois constantes, que toutes les réalités obéissent à un ordre, que l’émergence ou la succession des phénomènes ressemble peut-être à l’action volontaire des hommes. C’est cette aventure de la causalité que l’on tente ici de retracer: son état métaphysique, son emploi effectif dans les sciences, les critiques dont elle a été l’objet, le regain de faveur qu’elle connaît.

Questions métaphysiques

La causalité constitue un principe dont les philosophes de l’Antiquité ont donné plusieurs formulations. Platon l’énonce ainsi: «Tout ce qui naît naît nécessairement par l’action d’une cause» et précise: «car il est impossible que quoi que ce soit puisse naître sans cause» (Timée , 28 a). Cette seconde proposition passe en maxime: «Ex nihilo nihil fit », que Descartes traduit: «de rien rien ne se fait»; et dont il tire la conclusion que, si du néant rien ne peut sortir, il faut «qu’il n’y ait rien dans un effet qui n’ait été d’une semblable ou plus excellente façon dans la cause» (Réponses aux IIe objections ). Affirmation à laquelle eût souscrit Platon. Si les effets contiennent plus que leurs causes, c’est qu’il y a une puissance qui les produit. La cause est, en effet, le principe d’explication «de la génération et de la corruption» (Phédon , 95 e); «de l’acheminement du non-être à l’être», c’est-à-dire de la «création» ou poiésis (Banquet , 205 b); qui elle-même se comprend soit comme une opération analogue à celle de l’artiste, soit, quand il s’agit de la nature, comme une «opération divine» (Sophiste , 265 c). En effet, avant Platon, on trouve en Grèce deux modes d’explication du monde: l’un qui impute le passage du désordre à l’ordre à des causes inhérentes à l’univers; l’autre qui y voit, en outre, la marque d’une action extérieure et divine. Platon retient ces deux genres de causes et en opère la synthèse: «La naissance de ce monde a eu lieu par le mélange des deux ordres de la nécessité et de l’intelligence» (Timée , 48 a); c’est-à-dire par la composition d’une causalité mécanique ou errante et d’une causalité intelligente ou divine qui insuffle au désordre primordial de l’ordre et de la beauté. Et Platon ajoute, en pensant sans doute à Démocrite, à d’autres «présocratiques»: «Néanmoins, la plupart estiment que ce ne sont pas des causes accessoires, mais les causes principales de toutes choses» (Timée , 46 d). On voit ici que l’idée de prendre le «hasard» ou la cause errante comme principe d’explication dans les sciences remonte à deux millénaires et demi. Platon est ironique, sceptique, sur ce point. Le principe de causalité prend forme en fonction de la façon dont on se représente le passage du désordre à l’ordre, du chaos primordial au monde partiellement ordonné dans lequel nous vivons. La position que prend Platon dans Timée (30 a) a été, pour notre conception de la rationalité scientifique, décisive: «Le Dieu a voulu que toutes choses fussent bonnes: il a exclu, autant qu’il était en son pouvoir, toute imperfection, et, ainsi, toute cette masse visible, il l’a prise, dépourvue de tout repos, changeant sans mesure et sans ordre et il l’a amenée du désordre à l’ordre, car il avait estimé que l’ordre vaut infiniment mieux que le désordre.»

Le principe de causalité, redisons-le, sert à rendre compte de deux sortes de mouvements: la génération et la corruption, qui s’observent en particulier chez les vivants; le déplacement des objets dans l’espace et à travers le temps. L’universalité du principe de causalité en fait un principe majeur de la recherche.

Aristote (384-322), élève de Platon, reliant la notion de cause à l’expérience humaine, artistique et technique, qui elle-même est une propriété du vivant, oriente pour près de deux millénaires la réflexion en observant que la cause revêt quatre aspects, qui répondent à quatre questions: D’où provient une chose et de quoi est-elle faite? Quelle est sa forme ou le modèle qu’elle imite? Quel est le principe ou le mouvement qui lui a donné naissance? Dans quel but a-t-elle été faite? (Physique , II, 3). La conception aristotélicienne suggère que l’analyse causale des événements et des êtres peut être conduite selon plusieurs stratégies, qui elles-mêmes correspondent aux déterminations du réel. En transposant son enseignement – quitte à le déformer quelque peu –, on pourrait dire que les mathématiques cherchent une prise sur le réel à travers l’étude de ses formes stables et changeantes; que la mécanique enrichit cette perspective d’un examen des forces qui produisent le mouvement ou occasionnent les transformations; que les sciences de la matière ou de la vie y ajoutent la prise en compte du substrat; et que l’étude de l’action (ainsi que des vivants) amène à considérer les objectifs et les fins. Entre ces aspects de la causalité, Aristote observe qu’il n’y a pas une nécessaire harmonie: «l’art du charpentier ne saurait descendre dans les flûtes», note-t-il pour mettre en relief les contraintes respectives de la forme, du matériau, de l’art de le travailler, et de la fin. Si sa conception de la causalité a pâti, depuis la Renaissance, de l’usage qu’en avait fait la science du Moyen Âge, la révolution de la biologie et de la médecine amène, nous le verrons, à redécouvrir la modernité d’Aristote.

Bref, le terme de cause est associé chez les penseurs grecs à deux types de réflexion: sur l’origine et l’ordre des choses d’une part; sur l’action et l’expérience humaines, de l’autre. Un principe est posé par Platon: tout ce qui naît ou existe a une cause; mais des questions subsistent: y a-t-il uniquement des causes inhérentes à la nature, nécessaires, errantes, sans finalité, et «privées d’intelligence»; ou bien discerne-t-on, dans l’ordre et la succession des choses, un principe qui ressemble à l’action des hommes, quand elle est volontaire, intelligente et sage, ou même à l’action d’un Dieu?

Vers la causalité scientifique

Ainsi posées, ces questions sont à la fois essentielles et insolubles: elles relèvent d’un choix plutôt que d’un savoir. On s’est donc demandé: comment formuler l’idée de cause pour qu’elle puisse recevoir de l’expérience une confirmation ou une réfutation?

Le cheminement de la notion métaphysique à un principe utilisable en sciences a été graduel et lent: il a fallu, du côté de la philosophie, restreindre les ambitions; et, du côté des sciences, clarifier les principes et instituer des expériences.

Donnons quelques exemples. Les Grecs distinguaient deux sortes de mouvements – le changement qualitatif (par exemple, la genèse et la corruption des vivants) et le déplacement (par exemple des astres); on se limite, en astronomie et en mécanique, au second, le changement de lieu ou «phora». Les Grecs liaient l’idée de cause à la naissance des choses: on supposera que les constituants du monde matériel existent, et on se bornera à étudier leurs propriétés et leurs transformations, en rejetant ou en limitant les problèmes d’origine. Les Grecs avaient posé une alternative: ou les causes sont nécessaires, mécaniques, «errantes»; ou elles dérivent d’opérations intentionnelles, «démiurgiques» ou «divines»: on optera résolument pour la première hypothèse, en niant la finalité ou en lui laissant un rôle résiduel. Enfin, les Grecs, avaient posé un principe de causalité, selon lequel «rien ne naît sans cause»; «on en tire le corollaire que la nature est stable, régulière, et obéit à des lois telles que, «lorsque les mêmes conditions sont réalisées, à deux instants différents, en deux lieux différents de l’espace, les mêmes phénomènes se reproduisent transportés seulement dans l’espace et le temps» (Paul Painlevé). Cette conjecture, une fois clarifiées les idées d’espace et de temps, et introduites les idées de grandeur et de mesure, permet aux fondateurs de la science classique de moderniser la vieille notion de cause et de lui donner droit de cité. Pour expliquer le passage du chaos à l’ordre, nul besoin, pensent Kant et Laplace, de faire appel à Dieu. Kant, pénétré de l’œuvre de Newton, écrit, en 1755, à propos de l’Univers: «Je vois, à l’intérieur de sa complète dissolution et dispersion, un tout d’ordre et de beauté se développer tout naturellement» (Histoire générale de la nature et théorie du ciel ). La notion de finalité ne disparaît pas, mais elle quitte le service actif, sous l’influence de Descartes et des fondateurs de la mécanique, après deux millénaires d’emploi, pour se cantonner à la fonction (honorifique) d’«idée régulatrice».

Si, pour prendre rang de principe dans la science classique, la notion de cause a dû se contenter d’un sens plus restreint, elle a en revanche gagné en extension, puisque les mêmes lois et les mêmes causes, décrètent les fondateurs de la science moderne, s’appliquent à la terre et aux cieux, au mouvement des projectiles et à celui de la Lune autour de la Terre, et régissent les phénomènes en tout temps et en tout lieu de la même manière. Bien plus, sous le nom de «principe de la raison suffisante», l’idée de cause acquiert une détermination logique supplémentaire: le programme de la raison ne consiste pas seulement à expliquer les causes des phénomènes, mais à établir que le monde que nous observons et dans lequel nous vivons ne saurait être autre que ce qu’il est. En d’autres termes, il n’est pas seulement réel, il est le seul possible, il est donc nécessaire. L’extension du principe de raison suffisante, au-delà de la nature, à l’histoire, aux «vérités contingentes ou de fait», et aux raisonnements, comme le propose Leibniz (Monadologie , 30-36), fait apparaître un problème métaphysique essentiel: comment, dans un univers soumis au principe de causalité, les hommes peuvent-ils conduire une action libre et être responsables de leurs actes? Tous les grands philosophes se sont efforcés de résoudre ce problème et de discerner l’articulation de ces deux domaines: celui de la causalité nécessaire et celui de la causalité libre. Kant, par exemple, s’attache à prouver, en accord avec la tradition à la fois rationaliste et judéo-chrétienne, mais avec des arguments rigoureux, que la nécessité dans la nature et la liberté dans l’action sont compatibles.

Le principe de causalité dans la physique classique

Schématiquement, c’est la forme de la trajectoire des astres (planètes, Soleil, étoiles) qui est le premier objet de la physique mathématique. Cette description du déplacement des planètes culmine dans l’œuvre de Ptolémée et, quatorze siècles plus tard, de Copernic. L’astronomie ne formule pas d’hypothèse sur la nature des astres ni sur les causes de leur mouvement: elle en étudie la forme et la vitesse. Cournot appelle ce premier type d’explication «géométrique».

La statique, qui débute dans l’Antiquité avec les travaux d’Archytas, d’Archimède et de quelques autres savants, et qui, au XVIe siècle, prend un nouveau départ, introduit dans l’explication des machines simples et des phénomènes naturels (levier, plan incliné, poulies, choc des boules, corps flottants, vases communicants, gaz, etc.) les masses et les forces. On précise, le cas échéant au moyen d’une reconstruction artificielle, les conditions initiales, le déroulement temporel et les états d’équilibre des phénomènes.

Au XVIIe siècle, la statique se trouve absorbée dans une science nouvelle, la dynamique, qui s’intéresse à l’état de mouvement des corps et aux causes qui le produisent. En outre, physique céleste et physique terrestre s’unifient: le mouvement de la Lune autour de la Terre apparaissant identique à celui d’un projectile.

C’est dans ce contexte que se constitue un deuxième modèle d’explication, qui restitue la forme des mouvements par un biais nouveau, en tentant de rendre compte des variations de l’état de mouvement des corps pendant un intervalle de temps très court sous l’effet des forces extérieures. L’idée même de force subit un changement radical: alors que la statique, proche de l’expérience humaine de la traction, de la poussée ou de la pression, lie force et contact, Newton, à travers la loi de la gravitation universelle, introduit une notion qui trouble les contemporains, celle d’action à distance: les corps s’attirent en raison de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance. L’explication causale se moule sur les principes de la mécanique newtonienne, qui, en philosophie, inspire très directement la réflexion de Kant et sa définition de la causalité.

Quel est ce mode d’explication, et comment entend-il la notion de cause? Une distinction faite par Einstein dans Comment je vois le monde entre loi intégrale et loi différentielle permettra d’éclairer la distinction entre les lois que, faute de mieux, on nommera descriptives (loi de la chute des corps, lois de Kepler, etc.) et les lois causales. Les lois de Kepler, remarque Einstein, donnent une «réponse complète à la question de savoir comment les planètes se meuvent autour du Soleil (forme elliptique de l’orbite, égalité des aires balayées en des temps égaux, relation entre demi-grands axes et durée de la période de révolution)». Mais ces règles mathématisent des mouvements pris comme des «touts», sans fournir le moyen de calculer «comment, de l’état de mouvement d’un système, découle le mouvement qui le suit immédiatement dans le temps.» Les lois différentielles en physique répondent justement à la question de savoir comment un système varie sous l’influence de forces extérieures pendant un intervalle de temps très court. C’est ce que font justement des lois de Newton.

Cette condition supposée remplie, on ne dispose pas pour autant d’une explication causale des phénomènes considérés; il ne suffit pas en effet de prévoir les effets d’une force, il faut encore en comprendre la nature, la rendre intelligible. C’est à quoi s’employa Newton, en posant que la force à laquelle est soumise un point matériel est déterminée par l’ensemble des masses qui se trouvent à des distances relativement petites de ce point. Ainsi, la force motrice cesse d’être une entité extérieure, pour devenir une grandeur calculable, identifiée à la pesanteur et déterminée par la masse et l’accélération. On a donc une sorte de clôture conceptuelle de cette forme d’explication: «La cohérence logique du système de concepts de Newton, conclut Einstein, résidait en ceci que, comme causes d’accélération des masses d’un système, ne figurent que ces masses elles-mêmes.»

La mécanique newtonienne, extraordinaire par sa précision et son ampleur, a servi de modèle – malgré les doutes de son fondateur sur la notion de cause – à la conception classique de la théorie physique. En premier lieu, le vocabulaire de la théorie ne comporte qu’un nombre restreint de termes primitifs (non définis à l’intérieur de la théorie): espace, temps, masse; à partir d’eux, on peut construire des notions comme vitesse, accélération, force, puisque la vitesse est le quotient d’un espace par le temps mis à le parcourir; l’accélération, la dérivée de la vitesse par rapport au temps; et la force, le produit d’une masse par l’accélération à laquelle elle est soumise. En deuxième lieu, on suppose que la réalité physique est assimilable à un ensemble de points matériels. En troisième lieu, on affirme que les variations des systèmes matériels sont mesurables et obéissent à des lois de type mathématique. Enfin, on postule que les caractères significatifs de la réalité physique peuvent être transcrits dans le cadre d’une théorie de type mathématique sous la forme de fonctions, qui soient en même temps des lois; et qu’avec des mots comme «espace», «temps», «masse», ou leurs dérivés que sont «vitesse», «accélération» et «force», on peut à la fois opérer des déductions au sein de la théorie et décrire valablement les principaux traits de l’univers physique et faire des prédictions, quant à son évolution, en s’appuyant sur le calcul.

Que le calcul, c’est-à-dire la mise en œuvre des propriétés mathématiques et formelles d’une théorie physique, aboutisse à des descriptions exactes et à des prédictions vérifiées semble signifier qu’il existe une profonde affinité, empiriquement constatable, entre la structure des théories ainsi construites et les caractères du réel. Les succès de la mécanique classique au XVIIIe siècle et son empire incontesté sur l’ensemble de la physique, jusqu’aux découvertes de Maxwell dans le domaine de l’électricité et à celles de Max Planck dans le domaine des quanta, avaient fait penser à bien des philosophes et à de nombreux savants que cette efficacité de la dynamique reflétait une similitude profonde, peut-être même une identité, entre les liens logiques des propositions à l’intérieur des théories d’une part, et l’ordre des choses de l’autre.

L’hypothèse du déterminisme, selon laquelle, si les positions et les vitesses des éléments qui constituent un système matériel sont connues à un instant donné et que les lois auxquelles ce système obéit le soient aussi, alors l’évolution du système peut être prévue, repose sur une telle conception de la relation entre théorie et expérience. On confirme cette hypothèse par deux types d’arguments: ou par le succès pratique des théories et par les prédictions qu’elles autorisent; ou par des raisons métaphysiques, en disant que l’Univers a été constitué selon des schémas et des idées mathématiques. Ainsi, Kepler rendait grâce à Dieu de lui avoir révélé les idées mises en œuvre dans la création du monde.

Critiques de l’idée de cause

C’est justement à la fin du XVIIe siècle, au moment même où triomphe la dynamique, à la fois sur le plan mathématique et physique, que le principe de causalité commence à se lézarder: un coup rude est porté par Malebranche, admirateur de Descartes: si Dieu est liberté et que ses volontés soient inscrutables pour la raison humaine, nos «causes» ne sont que des fictions forgées par notre esprit, et non les raisons réelles de ce qui existe. Certes, nous observons, note Malebranche, un parallélisme entre des lois mathématiques et des vérités d’expérience. Il ne faut pas en déduire que nous avons pour autant pénétré les causes des phénomènes. Cette cohérence entre l’ordre des déductions mathématiques et celui des observations empiriques peut être voulue et instituée par Dieu sans exprimer pour autant une affinité ou une identité entre l’ordre de nos idées et celui des choses. «Laïcisée», comme dit Jean Largeault, par Hume, cette objection prendra une forme constamment invoquée depuis plus de deux siècles: «Si nous examinons les opérations des corps et la production des effets par leurs causes, nous trouverons que toutes nos facultés ne peuvent jamais nous porter plus loin dans la connaissance de cette relation que la simple observation d’une conjonction constante entre des objets particuliers» (Enquête sur l’entendement humain , sec. 8). À la racine de l’idée de cause, il y a une disposition à confondre l’habituel et le nécessaire. Nous avons des habitudes, et la nature en a aussi peut-être, que nous appelons «lois», en leur attribuant une nécessité, qu’elles ne possèdent pas. Telle fut la thèse que soutint Émile Boutroux dans De la contingence des lois de la nature (1874).

La notion de cause se trouve liée à celle de nature intime des phénomènes ou de substance. Or nous ne disposons que des informations fournies par l’expérience. Dès lors, et c’est la conviction du fondateur du positivisme, Auguste Comte: «nos études réelles sont strictement circonscrites à l’analyse des phénomènes pour découvrir leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations constantes de succession et de similitude, et ne peuvent nullement concerner leur nature intime, ni leur cause, ou première ou finale, ni leur mode essentiel de production» (Cours de philosophie positive , 28e leçon). Cette critique de l’idée de cause va trouver dans les travaux de Joseph Fourier sur La Théorie analytique de la chaleur (1822) une caution essentielle. Le grand physicien observe, en effet: «Les causes primordiales ne nous sont point connues; mais elles sont assujetties à des lois simples et constantes, que l’on peut découvrir par l’observation.» Il parvient à formuler les lois mathématiques de la propagation de la chaleur, phénomène aussi universel que la gravitation, puisque «la chaleur pénètre, comme la gravité, toutes les substances de l’Univers», sans faire la moindre hypothèse sur les causes ou la nature de ce phénomène universel, à la fois naturel et industriel. Cette réussite, célébrée par Auguste Comte, servira d’étendard et d’exemple aux adversaires de la causalité. Pierre Duhem, dans La Théorie physique (1906), radicalise la critique, en remarquant: «Une théorie physique n’est pas une explication.» Il s’agit, à ses yeux, d’un «système de propositions mathématiques...» qui ont pour but de «représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible un ensemble de lois expérimentales». Il observe que, dans l’Antiquité et au Moyen Âge, on fait une distinction entre la «physique», ou connaissance de la nature réelle, et l’«astronomie», ou connaissance des phénomènes observables. La seconde, qui seule est proprement scientifique, s’attache à proposer des représentations logiquement cohérentes de ce qu’on peut observer ou expérimenter, mais ne se prononce pas sur la vérité ultime de ses hypothèses, sur leur conformité au réel en soi. Au XXe siècle, sous l’influence notamment du Cercle de Vienne, tout un courant d’empirisme logique a développé des thèses de ce genre, qui insistent sur la cohérence syntaxique des théories scientifiques, sur les règles de correspondance entre le vocabulaire théorique et la langue où se font les observations, et sur l’«inscrutabilité» du lien entre les entités de la théorie et le réel lui-même. Il en est résulté un idéalisme fortement teinté d’empirisme.

L’idée d’explication causale a fait aussi l’objet d’un autre type de critique, née de l’apparition des probabilités et du hasard, à partir du milieu du XVIIe siècle, au nombre des concepts de la science. La mécanique classique lie étroitement causalité et déterminisme, lois différentielles et prédiction. La réflexion mathématique, d’abord sur les jeux, puis sur certains phénomènes physiques, comme le comportement des gaz dans des enceintes fermées, ou biologiques, comme les lois de l’hérédité, fait émerger un nouveau type d’explication qui, sans renoncer à l’usage de l’idée de cause, lui dispute la place qu’elle a dans la mécanique classique. Si les noms de Pascal et de Fermat sont associés, au milieu du XVIIe siècle, aux débuts d’une «géométrie du hasard» (Pascal), c’est au milieu du XIXe siècle que l’on commence à percevoir, comme le note Cournot, que, «si la mécanique rationnelle est l’une des grandes voies par où les mathématiques nous font pénétrer dans l’économie du monde, il en est une autre dont la théorie des combinaisons donne la clef», et qui ouvre «des accès dans des directions bien plus variées».

«Cette dualité entre lois dynamiques et lois statistiques est étroitement liée, observe Max Planck, à l’opposition entre macrocosme et microcosme.» La recherche d’une explication causale des phénomènes ne va pas disparaître sous l’effet du développement de théories physiques recourant au calcul des probabilités, son extension va se limiter, et les deux formes de représentation et d’explication vont entrer en rivalité. En schématisant, la question se pose ainsi: l’altérité entre lois statistiques et lois dynamiques est-elle destinée à se perpétuer ou verra-t-on un jour l’une des formes l’emporter définitivement sur l’autre, soit les explications causales sur les explications statistiques, soit l’inverse? Pour le moment, la dualité subsiste, et les théories probabilistes ont eu même un moment tendance à se prévaloir de leurs succès en physique et en biologie, pour tenter d’imposer une conception de la Nature et de l’Être, bref une ontologie, où le hasard aurait pris le relais du Dieu de Platon. Cette tentative est plus verbale que factuelle, en ce sens que le hasard n’est pas un principe d’explication, mais seulement, à travers le calcul des probabilités, un instrument dedescription indispensable, quand des processus naturels et techniques mettent en jeu un nombre très élevé d’éléments. Ainsi, des régularités autrement impossibles à discerner sont mises en lumière.

En outre, Henri Poincaré remarque dès 1899, que, même quand les lois de la mécanique classique s’appliquent, comme dans le problème des trois corps en mécanique céleste, la prédiction n’est pas toujours assurée; car, outre les lois, il faut connaître avec précision les conditions initiales; or «il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux». Alors, «une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible». On a vu là la source de la théorie moderne du chaos. Ce n’est pas le principe de causalité qui est récusé, mais les conditions de son usage empirique en vue de faire des prédictions. Ce principe n’est opératoire dans les sciences que si deux conditions sont satisfaites: que les méthodes mathématiques de résolution et de calcul nécessaires à la prédiction existent et que les conditions initiales du phénomène soient entièrement connues.

L’idée de cause soulève enfin une dernière interrogation, millénaire et toujours renaissante: l’ordre de la nature et l’organisation des êtres vivants constituent-ils un indice probant de l’existence objective d’une causalité orientée vers des fins, comparable à l’action intentionnelle des êtres intelligents; ou bien peut-on attribuer ce pouvoir de régulation, d’auto-organisation et de complexification à la nécessité, et au hasard? La biologie a adopté, comme règle de méthode, de ne prendre en compte dans ses explications que les causes physico-chimiques, et de ne pas traiter la finalité comme une espèce de cause efficiente. Toutefois, elle rencontre la finalité comme un fait, dans ses descriptions des fonctions, des régulations, des transformations du vivant. Bien plus, l’individu, loin de se comporter comme une simple machine, utilise d’ingénieux mécanismes pour restaurer la norme qui définit en lui la santé: jamais il ne se réduit à l’état d’objet. «La pathologie peut être méthodique, critique, expérimentalement armée», note Georges Canguilhem. Elle ne se réfère pas moins à une subjectivité. Ici, la causalité apparaît comme l’ensemble des forces du vivant engagées dans un jeu dont le prix est la vie elle-même.

Bref, la notion de cause a fait l’objet de quatre remises en question: de la part des positivistes, qui contestent la possibilité de pénétrer la nature ou les connexions intimes du réel; de la part des physiciens et des biologistes, qui constatent la nécessité du recours aux probabilités dans leurs descriptions et leurs hypothèses; de la part des fondateurs de la théorie du chaos, qui observent une dissociation entre causalité et prédiction; enfin de la part de tous ceux qui, considérant avec suspicion l’idée de finalité, redoutent de la voir se réinstaller dans la science à la suite de la notion de cause.

Idéalisme ou réalisme

Le principe de causalité peut être envisagé de deux points de vue radicalement différents: ou bien on suppose que notre raison saisit la réalité et le mot «causalité» désigne un ensemble de relations d’ordre entre les choses elles-mêmes, touchant leur permanence, leur succession et leurs interactions; ou bien l’idée de causalité ne dénote pas une propriété des choses elles-mêmes, mais seulement un mode d’intellection, important ou au contraire désuet, des phénomènes dont nous avons l’expérience.

Si la science porte moins sur des choses proprement dites que sur leurs relations, l’idée de connexion nécessaire peut garder une fonction, sans pour autant s’appliquer aux choses elles-mêmes: la nécessité étant inhérente non aux choses, mais à leurs représentations mathématiques. Si on va dans cette direction, on aboutit à la conclusion que la notion de causalité est ou superflue ou subjective (même s’il s’agit non de la subjectivité empirique de tel individu ou de telle culture, mais de subjectivité transcendantale).

On doit donc choisir entre deux positions métaphysiques: l’idéalisme, qui part des représentations, et limite ses ambitions, du moins en sciences, à «sauver les phénomènes»; le réalisme, qui pense que, même si «le réel est voilé», on peut soulever certains coins du voile, et avoir accès à ce qui est.

En gros, au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, les physiciens ont plutôt, à quelques exceptions majeures près, choisi la première voie; les biologistes et les médecins, certains à leur corps défendant, ont adopté la seconde, tout simplement parce qu’ils rencontrent et tentent de comprendre non seulement des phénomènes ou des processus, mais d’abord des individus qui sont le siège de ces phénomènes ou de ces processus.

Cette dualité de points de vue, cette oscillation entre idéalisme et réalisme, trouve ses raisons d’être et sa justification dans le travail scientifique. Considérons la physique. On y trouve, note Einstein, deux sortes de théories, constructives ou de principes. Les premières s’attachent à légitimer leurs hypothèses par des «confirmations extérieures»; les secondes en les fondant sur des exigences de simplicité, de symétrie, de «perfection interne». Les unes se donnent pour des représentations cohérentes du réel observable, destinées à «sauver les phénomènes»; les autres entendent faire davantage, et découvrir les structures et l’évolution du réel. Là, l’idée de cause a sa place, mais comme simple concept heuristique, dont on peut à la limite se passer; ici, les causes sont supposées palpables.

Curieusement, le rôle toujours croissant de la technologie dans la recherche fondamentale a redonné à l’idée de finalité un nouveau droit de cité dans la science. En métallurgie, en chimie et maintenant, en biologie, on cherche à jouer sur les formes, sur les substrats, sur les facteurs mécaniques en vue de produire des effets, c’est-à-dire de réaliser des fins posées d’avance. Des stratégies de type aristotélicien, combinant des actions sur la structure, sur le substrat, sur le façonnage des éléments, des molécules ou des êtres redonnent à la finalité, comme principe de l’action humaine en science, un poids jusqu’ici inconnu. Mais un pas de plus pourrait être fait, qu’Aristote avait déjà accompli: l’efficience des interventions humaines sur les processus naturels ne se comprend que s’il existe une similitude entre les interventions finalisées de l’homme et les opérations de la nature elle-même. Sur ce point, on reste réduit à des conjectures, puisque la morphogenèse des individus et des espèces n’a pas livré ses derniers secrets. Nous sommes dans une situation intermédiaire, où les pouvoirs de l’homme augmentent, où sa compréhension des séquences et des interactions causales s’accroît, sans que pourtant il ait le sentiment d’avoir entièrement mis au jour ce qui est.

En effet, il n’existe pas, à l’échelon des processus physiques ou biologiques élémentaires, de théorie explicative complète, c’est-àdire telle qu’à partir d’elle on puisse constituer un modèle éclairant la totalité de ces processus. Nos théories ne mériteraient d’être appelées causales que si elles fournissaient le sens et la raison d’être des phénomènes dont elles permettent de calculer les variations. Ce n’est encore le cas ni en physique (où mécanique quantique et relativité générale conservent leur spécificité) ni en biologie (où le pont entre la biologie moléculaire et l’étude des espèces n’est pas achevé).

Pour le moment, la notion de causalité s’applique d’abord au côté technique ou même démiurgique de l’activité scientifique. Ce qui est nouveau, cependant, c’est l’émergence d’un réalisme, qui ne voit pas seulement dans la science un essai de la raison pour sauver la cohérence des phénomènes, mais une tentative critique pour faire la part, comme le disait Cournot, entre la configuration changeante de notre esprit et la constitution plus stable des choses.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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